Hier encore... (suite)
Chapitre 2 - Aujourd'hui
Ce matin, je ne suis plus aux Portes, mais côté Urgences.
8h30, chacun arrive, de quelques gobelets émane une odeur de café fumant, on secoue les souris des PC pour rallumer les écrans, on fait les transmissions, les blouses blanches s'agitent, on cherche tel dossier égaré, ça piaille un peu dans tous les sens, on tente de couvrir le bruit de la lessiveuse électrique de l'agent d'entretien qui nettoie le sol.
Puis l'équipe de garde repart, la lessiveuse s'éloigne, le calme revient. Les patients ne sont pas encore arrivés, je n'ai pas encore grand chose à faire, et je m'étire en bâillant devant mon ordinateur.
Du haut de mon tabouret à roulettes, j'aperçois l'infirmière qui était la veille aux Portes avec moi, qui s'approche pour me saluer. Une petite bise, on papote, on plaisante, tout ça.
Juste avant de s'en aller, elle me lance : "Ah, tu sais, ton patient d'hier soir, aux Portes? Bah il est mort. À 1h30 du matin. Allez, bonne journée!"
Euh.
Attends.
Le patient que le matin il était tout guéri et que j'y avais dit toute souriante qu'il allait rentrer chez lui?
Le patient que il a juste fait une petite hypo à midi parce qu'il n'avait pas bouffé sa biscotte?
Celui qui nous a fait la petite chute tensionnelle mais que c'était juste une petite frayeur et qu'il était tout stable et tout bien quand on est parti le soir?
Celui-là, t'es sûre?
Ah.
Merde.
Et Merde.
Et Re-Merde.
Mais où j'ai foiré, putain?
Il est mort à cause de moi, c'est sûr.
Y'a forcément un truc qui m'a échappé, bordel.
Pendant près d'une heure, je me replonge dans le dossier.
Je lis le compte-rendu laconique du médecin de nuit qui a été appelé pour faire le certificat de décès. Je relis nos observations de la veille, nos prescriptions. Je regarde même à nouveau les scanners cérébraux et thoraciques, des fois que.
55 ans, merde, quoi. Et moi avec ma tête de pignouf qui lui avait annoncé le matin-même que s'il mangeait un peu il pourrait se lever et rentrer chez lui sur ses deux pieds.
Moi qui m'étais prise pendant 20 minutes pour une sénior de réa avec mon pauvre sérum physiologique en débit libre pour rétablir la tension.
Et qui étais ensuite repartie chez moi en sifflotant.
Quelle débile.
La chef de ce matin, à me voir fureter sur un dossier d'un patient de la veille, m'interroge. Je lui raconte brièvement. Elle sourit, puis me parle comme à un enfant qui est tombé par terre et s'est écorché les deux genoux.
"C'est pas ta faute, va."
"C'est pas bon de remuer ça comme ça, tu te fais du mal."
"Il en avait plus pour longtemps de toute façon."
"Et avec ses métas partout il fallait bien qu'il décède de quelque chose, non?"
"Arrête de t'en vouloir, t'as tout bien fait comme il fallait, ne t'inquiète pas".
Bah si, désolée, mais là, je m'inquiète.
J'ai laissé mourir un mec de 55 ans que je voulais faire rentrer chez lui le matin-même, quoi. C'est grave, non? Youhouuuh? Je suis la seule à le penser?
Un peu plus tard dans la matinée, j'ai croisé mon chef de la veille. Il est venu me voir et, sans même remarquer le malaise qui m'habitait, m'a parlé spontanément de Monsieur V. À priori, il aurait engagé sa métastase cérébrale et serait mort d'hypoxie dans la nuit.
Il n'y avait donc rien à faire de toute façon, on n'a rien à se reprocher.
Fin de la discussion.
Aujourd'hui, j'ai pleuré. Un peu.
Et ce soir, je n'arrive plus à penser à autre chose.