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Allô Docteur Bobo...
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21 mai 2013

Le Début et la Fin (la Fin)

Suite de l'article précédent : "Le Début et la Fin (Le Début)"

 

Madame Bellevie était en train de mourir devant moi.

Je scrutais cette femme, à la recherche du moindre petit mouvement, d'un petit soubresaut de vie, qui aurait pu me faire dire "Ah non, pas encore".

D'ailleurs, qu'est-ce que j'étais censée faire, pour constater le décès? Je ne l'avais jamais fait.

Je me voyais mal, devant sa famille, sortir mon stétho pour ausculter la patiente ("Euuh... Bruits du coeur réguliers sans souffle, j'ai bon?"), ni lui calculer son Glasgow ("Madâââme! Serrez-moi la main si vous m'entendez!"), ni chercher tous les réflexes du tronc cérébral ("Tiens, et si j'appuyais sur les yeux de votre mère, pour voir?"). 

Et puis quand bien même j'aurais été à un moment certaine du décès, que devais-je dire? Prononcer officiellement l'heure du décès tout fort, d'un air assuré, comme dans Grey's Anatomy? Je n'avais pas spécialement envie de rompre aussi durement le silence.

Je me suis aussi souvenue de ce qu'on nous avait fait apprendre par coeur pour affirmer la mort cérébrale : Tracé plat et aréactif sur deux EEG de trente minutes réalisés à quatre heure d'intervalle, ou absence de flux sur une artériographie cérébrale... Mais bien sûr. Parfaitement inadapté dans ce contexte.

Je me sentais une nouvelle fois complètement cruche, moi et mes 345 items de l'ECN soigneusement rangés dans ma tête, même pas capable de retrouver l'attitude pratique à adopter face à une gentille mamie en train de décéder.

Alors, tout doucement, je me suis approchée, j'ai pris sa main dans la mienne, j'ai murmuré "Mme Bellevie..." et j'ai tenté de prendre son pouls carotidien. Il était faible, mais encore là.

Un nouveau couple de quarantenaires est entré dans la chambre, il y a eu des salutations, quelques embrassades, et j'ai profité de ce mouvement pour m'éclipser discrètement, en les laissant tous ensemble.

 

 

Une quinzaine de minutes plus tard, la cadre est passée me chercher "Je crois que ça y est."

Retour dans la petite chambre exiguë.

 

 

Madame Bellevie, toujours allongée, avait désormais les yeux fermés. 

À nouveau, j'ai posé mes doigts sur son cou, et cette fois, je n'ai rien senti. J'ai soulevé ses paupières, une à une : mydriase bilatérale, aréactive. 

J'ai regardé la cadre, en hochant la tête. 

Le vieux monsieur à moustaches l'a regardée à son tour, et lui a demandé : "C'est fini, ça y est?". Elle a acquiescé, puis a proposé de les laisser un peu seuls autour de Mme Bellevie, après les avoir assuré de notre entière disponibilité pour une question, un besoin de parler, ou un café.

Nous sommes sorties, et je l'ai accompagnée dans son bureau pour récupérer la liasse de documents à remplir. Certificat de décès en deux feuillets, bordereau vert pour la mise en bière, bon blanc pour les admissions, feuillet jaune pour le transport... J'avais encore du pain sur la planche.

 

 

Après l'intensité des instants précédents, j'étais désormais confrontée à la froideur administrative des formulaires de l'hôpital. 

Je me suis installée au calme dans le bureau et, afin de pouvoir consciencieusement remplir les petites cases, j'ai ouvert le dossier pour retracer l'histoire précise du décès de Mme Bellevie. Antécédents, histoire de la maladie, mode de vie... La vie de Mme Bellevie passée par le prisme médical a défilé devant mes yeux au fil des pages.

Peu à peu, mes pensées ont divagué, mon stylo s'est progressivement détaché du certificat, et les points d'interrogations se sont alignés dans ma tête.

Qui étais-je, au fond, pour avoir eu l'autorité de décider que Mme Bellevie, d'un instant à l'autre, était officiellement passée de vie à trépas? Je n'avais jamais fait ça auparavant, et là, c'est moi qui l'avais déclaré, qui avait soudain rendu la mort de cette femme "réelle et constante". Personne ne pouvait me contredire, c'était moi le médecin qu'on était venu chercher pour authentifier le déècs. 

Et si je m'étais trompée? Et si elle n'était pas tout-à-fait morte? Après tout, un pouls filant peut si vite être pris pour une absence de pouls... La tête de la famille, si Mme Bellevie avait esquissé un nouveau mouvement après mon départ! Est-ce qu'on peut faire des procès, pour "constat-de-décès-un-peu-trop-en-avance"? Ils se souviendraient de moi, là, c'est sûr... 

Mais en fait, ils se souviendraient de moi de toute façon, non? J'allais rester à jamais à leurs yeux la petite docteur qui s'était plantée là, les bras ballants, puis leur avait signifié, à 13h57, la mort de leur épouse/mère/grand-mère...

Quoique, est-ce qu'on s'en souvient vraiment, de ce médecin-là? Est-ce que, à la fin de ce jour si triste, après toutes ces heures passées dans la petite chambre, autour de ce corps qui perdait la vie, au travers de leurs yeux embués de larmes, ils pourraient encore se souvenir de mon visage? Probablement pas. Quelle importance avais-je pour eux, moi, pauvre petit élément du décor de l'hôpital dans lequel s'était éteinte leur maman? Quel orgueil, en fait, d'avoir pensé un instant que j'aurais pu les marquer. 

Et le vieux monsieur, désormais veuf, allait-il se retrouver dès ce soir tout seul dans son pavillon de banlieue, face à un unique bol de soupe, lui qui partageait la vie de Mme Bellevie depuis tant d'années? Comment fait-on, à quatre-vingt ans, quand on perd celle qui accompagnait chacun de nos jours? Supporterait-il longtemps sa solitude? Allait-il être bien entouré par ses enfants? Serait-il bientôt pressé de partir rejoindre son épouse?

Mme Bellevie n'allait plus très bien depuis un bout de temps, c'était écrit dans le dossier. Mais s'était-elle préparée à partir? Et son mari, et ses enfants, avaient-ils eu le temps de voir venir la fin? Avaient-ils pu lui dire tout ce qu'ils voulaient avant son départ? Avaient-ils pu s'expliquer, revenir sur des brouilles latentes, pardonner? Étaient-ils restés sur des non-dits, avaient-ils des regrets?

Au fond, on meurt tous un jour, mais alors, pourquoi est-ce si difficile de voir partir quelqu'un qu'on aime? Et est-ce qu'on peut vraiment être prêt, soi-même, à mourir?

Est-ce que...

Est-ce que...

Est-ce que...

 

 

Et c'est là, à cet instant précis, au milieu de mes sombres pensées, que je l'ai soudain senti. Tout au fond de moi.

Niché au creux de mes entrailles, bien au chaud, il a bougé. Plus que bougé, même. Je l'ai senti sursauter, tressaillir, bondir, plein de vie.

Mon bébé.

Ma toute petite vie blottie en moi.

 

 

 

La Vie, ça finit, mais surtout... Surtout...

... Ça commence.

 

 

IMG_0777 - Version 2

 

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Commentaires
M
très beau texte, très touchant! <br /> <br /> On est jamais vraiment préparé à la mort, c'est toujours trop tôt...
A
:)
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