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Allô Docteur Bobo...
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25 janvier 2013

Son coeur sur ma main - Suite et fin

Je crois que j'ai fini par m'endormir. Puisque j'ai eu l'impression que le bip me réveillait. Par contre, je n'ai aucune idée du temps que j'ai passé dans ma chambre de garde, pendant que le ballet bien réglé des chirurgiens se déroulait en bas, au bloc, auprès de notre donneur. 

Toujours est-il que quand je suis redescendue, appelée par mon interne, ils avaient fini. Une équipe avait prélevé les deux poumons. Une autre le foie. Une autre les deux reins. Une autre avait soigneusement prélevé le coeur, mais on avait appris en cours de procédure que le receveur prévu n'était finalement pas compatible. Couac de procédure, véritable aléa immunologique ou surplus de zèle en matière de sécurité transplantationnelle, on n'a jamais vraiment su les raisons de l'abandon. En tout cas, je n'ai jamais compris. Mais au beau milieu du prélèvement, il était de toute façon trop tard pour trouver un autre receveur. Le coeur était alors resté abandonné, inutile, sur la petite table à instruments, à côté du corps. Et l'équipe était repartie sans coeur. 

Toutes les équipes préleveuses étaient d'ailleurs déjà reparties, leurs précieuses glacières pleines sous le bras. En voiture avec escorte ou bien en avion privé, selon la distance, ils allaient regagner leur hôpital d'origine au plus vite pour greffer immédiatement les organes aux heureux bénéficiaires. 

Une fois habillée, je me suis approchée du corps. Ça y est, ce n'était définitivement plus un patient. Juste un corps. Les machines étaient désormais débranchées. Maintenant il était mort, vraiment. Mon premier mort. J'ai eu besoin de le toucher. Il avait beau avoir la peau du thorax et du ventre entièrement ouverte, et les tripes à l'air, littéralement, je voulais vérifier, être sûre. Sa peau était déjà froide. J'ai été presque rassurée.

Un grand silence régnait désormais dans le bloc tout-à-l'heure si animé. Plus un seul bip, plus un seul ronronnement de respirateur. Même l'anesthésiste était parti. Il ne restait que l'infirmière coordinatrice, l'interne et moi. Et le patient. Enfin, le corps. Mon interne me jeta un coup d'oeil. "Allez, on y va." Heureusement, il savait ce qu'il avait à faire, et je n'avais qu'à lui passer les instruments. 

L'infirmière coordinatrice, responsable de la restitution du corps à la famille, nous surveillait du coin de l'oeil, s'assurant que nous procédions à une restauration décente et propre du corps. Nous avons d'abord comblé les "vides" de l'abdomen avec des compresses et des champs stériles. Un foie et deux reins, mine de rien, ça prend de la place. 

Il fallait ensuite refermer le thorax. Le sternum ayant été découpé, les côtes étaient écartées comme un livre ouvert autour de la cavité béante, vide, sans coeur ni poumons. En resoudant le sternum, on allait donc retrouver la forme naturelle du thorax. De fait, pas besoin de bourrer le corps de compresses. 

Je me retournai. Derrière moi, sur la table, était toujours posé le coeur du patient. Mon interne a du sentir mon hésitation. "Bah, remets-le dans le thorax avant qu'on ferme, ce sera toujours ça." J'ai donc attrapé le coeur. Et je l'ai contemplé.

 

J'avais un coeur sur ma main.

 

Le symbole universel de la vie était là, posé au creux de ma paume. L'organe vital par excellence. Ce coeur avait battu, palpité, pompé, s'était rempli, vidé, systole-diastole, sans discontinuer, tous les jours, toutes les nuits de la vie du donneur. Petite merveille de physiologie, il n'avait cessé de ralentir ou s'accélérer au gré des émotions de cet homme; ses peurs, ses fiertés, ses amours, ses joies. Jusqu'à aujourd'hui.

Il n'était plus rien qu'un petit muscle mou, vide. Deux ventricules, deux oreillettes, des bouts d'artères sectionnées, des coronaires cachées dans la graisse. Un tas de fibres musculaires sophistiquées, qui ne battrait plus jamais, ni pour lui, ni pour quelqu'un d'autre. 

J'ai fini par reposer le coeur dans le corps. L'interne, armé de fil d'acier, a rapproché les deux berges du sternum et a reconstitué la cage thoracique. Il ne restait plus qu'à suturer toute la peau. Or, une fente qui va de la base du coup jusqu'en dessous du nombril, je ne sais pas combien ça mesure, mais ça en fait, des points de suture. Ça allait être long. Et dans le grand silence de cette fin de nuit, dans ce bloc froid et vide, armé de patience, l'interne a commencé à refermer.

Je lui passais les pinces, je coupais les fils, nous ne parlions pas. Nous restions concentrés, penchés sur le corps, appliqués à faire du beau travail. Pour ma part, je cogitais, et j'avais assez d'images et de réflexions en tête pour ne pas trouver ce silence pesant. Mais ça ne devait pas être le cas de l'infirmière. Pour détendre l'atmosphère, je suppose, elle a allumé une playlist de musique sur l'ordinateur du bloc. 

Scène surréaliste. Un cadavre rempli de compresses, deux médecins qui tentent de suturer ce corps du mieux qu'ils peuvent, et John, Ringo et leurs copains qui chantonnent.

 

"Hey Jude, don't make it bad,

Take a sad sond and make it better

Remember to let her into your heart

Then you can start to make it better..."

 

 

 

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Commentaires
P
trez touchant! l la vie est tellement fragile!
P
trez touchant! l la vie est tellement fragile!
D
Très beau texte
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