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Allô Docteur Bobo...
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4 janvier 2013

Tu recoudras ton prochain comme toi-même.

Il est 6h30, fin de garde aux Urgences. 

Allez, courage, plus que deux petites heures à tirer. Ça va passer vite.

J'ai dormi une heure trois-quarts (le "trois-quarts" compte énormément...), puis je me suis réveillée pour relever mon co-interne qui est parti dormir à son tour jusqu'à la fin de la garde.

Assise comme une zombie devant les ordinateurs du poste de soin, la la tête dans le pâté, j'ai faim, très sommeil et envie de café. Mais là tout de suite, le café attendra. Une infirmière s'approche de moi avec un nouveau dossier et me le tend avec un sourire compatissant. "C'est une réquiz', ils sont au box 3". Aïe.

Réquiz' = réquisition.

Réquisition = la maréchaussée nous amène un patient avec un document officiel qui me réquisitionne, moi petit médecin des urgences qui a le malheur de passer par là, pour examiner le type, lui faire un certificat ou lui prodiguer des soins nécessaires.

Apparemment, toi, mon lascar du jour, tu as eu ce matin la bonne idée d'être à la fois en garde à vue et tout fendu de l'arcade sourcillière. 

Je pose le dossier en soupirant et me dirige vers le box où tu es déjà installé, menotté, avec trois ou quatre gaillards en uniforme bleu marine qui t'accompagnent. Au moment où j'entre, l'ambiance est tendue entre vous; tu les insultes et leur crache toute ta haine à la figure, pendant qu'ils feignent de t'ignorer superbement.

J'interromps votre conversation, je me présente, je t'explique que je vais voir ta plaie et éventuellement la suturer si il y a besoin. Tes amis bleus enlèvent tes menottes, tu t'allonges sur le brancard, et je commence à te désinfecter.

Ta plaie est toute droite, bien nette, facilement suturable, je vais te recoudre ça vite fait, trois ou quatre points maximum et ce sera réglé. Je demande à ton escorte d'attendre à l'extérieur du box, mais je laisse la porte ouverte entre eux et nous, petite précaution qui me rassure, je me sentirais trop mal à l'aise seule avec toi.

L'anesthésiant, le fil, le kit de suture, le spot au-dessus de ta tête, je prépare le matériel machinalement, et tu commences à m'expliquer que tu t'es fait passer à tabac par les flics dans ta cellule, que c'est eux qui t'ont fendu l'arcade, que tu vas porter plainte contre eux et que tu auras besoin d'un certificat de coups et blessures quand j'aurai fini. 

Tu essaies comme tu peux de me ranger de ton côté, tu me prends à partie, tu voudrais que j'acquiesce à chacune de tes déclarations sur la violence des flics, alors que toi bien sûr tu n'avais rien fait. 

Si tu savais comme je regrette, à cet instant précis, d'avoir retenu la description des stades radiologiques de la sarcoïdose pulmonaire, parce qu'à une époque on m'avait demandé de l'apprendre par coeur, alors qu'au cours de mes études, personne ne m'a jamais enseigné comment réagir face à un patient agressif.

Je n'ai jamais été préparée à ce genre de situation, je n'ai pas envie de me faire taper et je ne suis pas une maîtresse-femme, mais il est 6h30 et je suis la seule médecin debout, alors on va devoir improviser.

Je ne veux surtout pas rentrer dans ton jeu, mais tu as tout-à-fait le droit de réclamer ton certificat, et c'est vrai que, quoi qu'en fussent les circonstances, tu as été un peu amoché quand même. J'essaie alors d'employer le ton le plus neutre et le plus détaché qui soit, genre un peu sympa mais ferme quand même, pour te répondre que je veux bien te faire ton certificat, mais que je ne me contenterai que de constater strictement ce que je vois, sans présumer de la cause de tes blessures.

Sur ce, tu te calmes un peu, et alors que je te recouds le front, on arrive même à discuter posément, on parle d'études, des salaires, ça ne vaut pas la liste au Père Noël des enfants qu'ils nous récitent pendant qu'on répare leurs bobos, mais ça fait passer le temps quand même.

Quand j'ai fini, tu me réclames un comprimé pour la douleur. Ça me parait être ton droit le plus sacré, je comptais justement te faire une ordonnance de Doliprane, mais comme tu vas devoir finir ta garde à vue avant de pouvoir l'acheter dans une pharmacie, je vais quand même t'en donner un gramme avant que tu ne repartes, c'est la moindre des choses.

Le temps d'aller imprimer ton ordonnance et ton certificat et de piocher dans l'armoire à pharmacie, lorsque je reviens dans le box, tes amis bleus t'entourent et t'ont déjà remis ton blouson et les menottes. Ce n'est pas un problème, le Doliprane que je t'apporte est orodispersible, il agit vite et tu n'auras pas besoin de le prendre avec un verre d'eau, je peux te le glisser dans la bouche tout de suite et tu seras rapidement soulagé.

Et là, ça ne te plaît pas, tu t'énerves à nouveau, tu ne veux pas de mon orodispersible, tu veux le comprimé qu'on avale avec l'eau. Conciliante, je te remplis alors un verre d'eau et m'apprête à te faire boire pour t'aider à avaler le truc que je t'ai mis sur la langue.

D'un coup d'épaule, tu me balances le gobelet sur ma blouse.

Tu me craches le comprimé à la figure.

Je fulmine intérieurement mais je reste calme.

Non, je ne t'en donnerai pas un autre. Je te l'explique et je donne tes papiers au fonctionnaire de police. 

"Allez, au revoir Monsieur."

Je sors du box, te laissant repartir avec ton escorte.

Tu me cries dessus dans le couloir.

 

"SALOOOOPE!"

 

 

Il est 7h, fin de garde aux Urgences. 

Allez, courage, plus qu'une heure et demie à tirer.

Ça va passer vite.

 

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